Suite de notre série « acteurs de l’histoire » dédiée aux femmes et aux hommes qui ont fait ou font l’école. En ce 3e jeudi de mars, zoom sur Bertrand Barré (N1962) dont les archives de l’Ecole conservent un rapport de stage passionnant sur la métallurgie dans les années 1960, très inspirant car Bertrand Barré, qui avait un coup de crayon honorable, a réalisé une bande dessinée sur le processus de transformation du fer en acier aux aciéries du Temple.
Quelques indices biographiques
A l’Ecole, il est connu pour ses caricatures, particulièrement celles pour les « Exploits« , c’est-à-dire les exercices imposés par les deuxièmes années aux entrants lors de l’intégration.
Dans son appréciation, Bertrand Schwartz écrira : Résultats scolaires très bon (20ème) – Dynamique mais se disperse trop. Instable. Fantaisie et imagination. Intelligent, enthousiaste, plein d’imagination. Il a obtenu à l’Ecole d’excellents résultats et s’est largement dépensé dans les stages, en tirant grand profit grâce à sa curiosité d’esprit et son activité. Il réussira très brillamment s’il ne se disperse pas trop. Il est, au demeurant, très sympathique et très ouvert et devrait être un excellent chercheur ou un très bon ingénieur d’exploitation. Je le recommande vivement.
Bertrand Barré (promotion 1962), après sa formation d’ingénieur et une spécialisation en physique des solides, effectue son service militaire puis entre au début de l’année 1967 au commissariat à l’Énergie atomique (CEA). Il a été attaché nucléaire près de l’Ambassade de France aux États-Unis, directeur des réacteurs nucléaires au CEA, directeur de l’ingénierie à Technicatome, directeur de la recherche et développement à Cogema et directeur de la communication scientifique à Areva. Mais nous n’avons hélas pas pu l’interroger sur son passé à l’école car Bertrand est décédé le 12 mars 2019.
Le stage de Bertrand Barré
Le rapport est écrit à la main, d’une écriture extrêmement lisible, propre avec un dialogue de couleurs d’écriture pour faire ressortir le jeu de questions/réponses. Pour le lecteur d’aujourd’hui, même mineur, il n’est pas inutile de rappeler le processus qui permet de passer du fer à l’acier, et Bertrand Barré parfaitement pédagogue décrit toutes les phases de préparation de l’acier électrique…
Bertrand Barré effectue son stage aux Aciéries du Temple à Saint Jean de Maurienne créés par Louis Renault en 1917. Il s’agit d’une aciérie électrique produisant des aciers spéciaux dans le but d’approvisionner les usines Renault.
Il n’hésite pas à dire : il faut reconnaître que l’usine est une exploitation assez artisanale, qui a beaucoup résisté à la tentation du modernisme à outrance. Admettons même que certaines installations sont franchement démodées (laminoirs) et que l’implantation est vieillotte.
On sent que les jeunes ingénieurs ont suivi les cours d’organisation du travail et savent analyser les postes : les tâches demandées sont, d’ailleurs, suffisamment simples pour que l’on puisse facilement remplacer au pied levé presque n’importe quel ouvrier par un meuleur*.
Focus illustré sur le processus de fabrication de l’acier 35 CD 4**
La charge comporte des ferrailles dont la composition est voisine de la composition désirée. Une première charge de 5 tonnes est fondue, en une heure environ.
On verse ensuite, une charge équivalente, à laquelle on ajoute du carbone pour faciliter l’oxydation par soufflage. Quand la deuxième charge est fondue on ajoute 200 kg de chaux pour former un laitier au dessus du bain.
A ce moment on injecte de l’oxygène dans le bain à l’aide d’une lance en acier, sous pression de 8 kg environ. L’oxygène brûle le phosphore et le silicium, puis décarbure tout en faisant tomber les teneurs en chrome et en manganèse.
Quand on est extra doux, on arrête le soufflage (le bain ne bouillonne plus)
On change ensuite le laitier : décrassage du laitier oxydé et reformation d’un laitier réducteur, qui devra le rester pendant toute la phase d’affinage.
Le Nickel et le Molybdène ne variant pas au cours du soufflage on peut en demander l’analyse avant, ce qui fait gagner du temps.
Dés le décrassage terminé, on procède sur bain nu à la recarburation du métal par du poussier d’électrodes (rendement 80%). Il faut évidemment tenir compte de la recarburation ultérieure que causeront les additions de ferro-alliages.
On fait ensuite un laitier réducteur (au silicium ou au carbure) on y ajoute un peu de coke pour faciliter l’action du silicium, et du spath-fluor pour fluidifier le bain.
La formation du nouveau laitier demande une heure à une heure et demie pour régler par des additions de ferros les teneurs de tous les éléments, et pour finir sa teneur en carbone à l’aide de la fonte hématite
Pour les lingots de plus d’une tonne, on emploie la méthode du double soufflage : après le premier décrassage, on reforme un petit laitier, on ressouffle un peu pour éliminer l’hydrogène et on réduit le deuxième laitier sans remettre la bain à nu.
Chaque coulée est suivie par le laboratoire, au moyen d’éprouvette, et de lingotins pris au moment de la coulée pour analyse complète et essais mécaniques, ce qui permettra de classer le lot.
Pour régler une coulée de « double soufflage », le laboratoire n’expédie pas moins de 6 résultats d’analyse de carbone, en cours d’affinage. Vu le prix élevé du kilogramme d’acier spécial, il est normal que l’on réduise au maximum les risques de devoir rebuter 10 tonnes.
Étant donné qu’une analyse de carbone, dans l’état actuel des choses demande environ 15 minutes, on comprend le temps que fera probablement gagner le spectrographe qui doit être installé.
Il faut atteindre 1620° avant de basculer le four dans la poche.
La conclusion du rapport
Le rapport se poursuit par un relevé précis de l’organigramme, la conclusion du rapport est cinglante et se termine sur des remarques sur les relations hiérarchiques qui semblent poser quelques problème selon l’avis de notre stagiaire.
Des supérieurs ont la fâcheuse tendance à engueuler des subalternes en présence de leurs subordonnés(…) Inversement, des subalternes n’ont aucun complexe à décrier leurs supérieurs, devant leurs subordonnés communs. C’est ainsi que MM. Bourdon et Brégand ont très largement sapé l’autorité de M. Debard dans toute l’usine.
Après une visite de M. Debard – qui paraissait effectivement gai – M. Bourdon est venu dans le bureau des contremaîtres claironner : « vous avez vu il est encore complètement givré ! » et d’ajouter « c’est un raté ce gars là ! Il s’est fait foutre à la porte de toutes les boites qu’il a faites, et a été pleurer dans le sein de M. Jurin pour venir ici… » etc.
(…) Je dois dire que, personnellement, j’étais assez gêné quand, l’un après l’autre, ils me faisaient des confidences aigres-douces l’un sur l’autre ! Ces regrettables mésententes ne dureront heureusement pas car, d’ici 10 ans, et c’est même assez inquiétant, tout le monde sera à la retraite :
- le directeur
- l’ingénieur en chef
- 3 chefs de service
Et pour l’aciérie :
- le chef de service
- le chef d’atelier tous les contremaîtres
- tous les premiers fondeurs et la moitié des seconds fondeurs
Espérons qu’à l’occasion de ce grand coup de balai, M. Monnereau, le futur chef de service, saura organiser sa hiérarchie de façon plus orthodoxe. Ça c’est dit !
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(*) : le meuleur est le poste le plus bas dans la hiérarchie des ouvriers, c’est le niveau d’embauche de tous les employés.
(**) : c’est-à-dire d’un acier Chrome-Molybdène